L’industrie mondiale des cosmétiques, dominée par des groupes pesant plusieurs milliards de dollars et disposant de ressources marketing considérables, est maintenant bouleversée par la forte croissance des DNVB (digital native vertical brands, ou marques génétiquement digitales). Ces nouveaux acteurs du V-commerce utilisent les réseaux sociaux pour créer une expérience d’achat différenciée et communiquer directement avec les consommateurs.

On compte déjà quelques « licornes » parmi les marques cosmétiques digitales, et nombre d’entre elles réalisent un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions de dollars quatre à cinq ans seulement après leur lancement. Une fois leur succès établi, elles deviennent une cible idéale pour les groupes de cosmétiques souhaitant étoffer leur portefeuille de marques sur des segments en pleine croissance (par ex. les cosmétiques naturels), avec une réputation déjà établie et des clients fidèles, notamment parmi les générations Y et Z (cf. figure 1).

Avec la montée en puissance du marketing peer-to-peer et des réseaux sociaux en tant que nouvelle plateforme de communication de la marque, les influenceurs sont devenus un élément incontournable pour développer l’image d’une marque et accroitre son nombre de clients. La marque Glossier, dont les ventes s’élèvent à plus de 100 millions de dollars seulement quatre ans après son lancement, est parvenue à transformer ses clients en véritables ambassadeurs au-delà des frontières américaines. Morphe a été l’une des premières marques digitales qui a fondé son succès sur les réseaux sociaux en collaborant avec des influenceurs de renom. Par ailleurs, des influenceurs star et des blogueurs spécialisés dans la beauté tels que Kylie Jenner et Huda Kattan ont lancé leur propre marque de cosmétiques, en s’appuyant sur leurs très nombreux followers.

Ces marques capitalisent sur la tendance communautaire des jeunes générations qui partagent leurs goûts et leurs expériences sur les réseaux sociaux. Les générations Y et Z, qui ont grandi avec la téléréalité et les réseaux sociaux, utilisent en priorité Instagram pour trouver des sources d’inspiration, découvrir des marques auprès de personnes auxquelles elles peuvent s’identifier. Ces consommateurs font aussi confiance aux influenceurs pour leurs « secrets de beauté » et recommandations de produits.

Principales caractéristiques des marques « digital native » dans les cosmétiques

En examinant les business modèles de marques « digital native » dans les cosmétiques, on peut identifier six facteurs clés de succès :

  1. Le dialogue direct avec le consommateur. Ces marques sont particulièrement « customer-centric » et entretiennent avec eux un dialogue continu sur les réseaux sociaux. L’objectif est d’obtenir leur opinion sur les produits testés, de nouvelles idées de lancement et des leviers d’amélioration de l’expérience d’achat. Les marques suivent très attentivement les publications des consommateurs pour maîtriser leur image de marque et s’inscrire dans une démarche d’amélioration continue. Par exemple, Glossier identifie des idées de produits en faisant du crowdsourcing sur Instagram et sur le blog de la CEO Emily Weiss, “Into The Gloss”. La marque a conçu son produit ‘Milk Jelly Cleanser’ à partir des milliers de réponses obtenues à une seule question : « Quel serait votre nettoyant pour le visage idéal? ». La marque réagit aussi très vite aux questions ou demandes de conseils des clients sur Instagram. Certaines start-ups récentes comme Laboté et Proven ont fondé toute leur stratégie produits sur les demandes et souhaits des consommateurs pour leur offrir des cosmétiques personnalisés.
     
  2. L’authenticité du storytelling. Les marques « digital native » communiquent, au-delà même du produit, un storytelling relayant les valeurs de la marque. Les fondateurs, généralement CEO, des marques les plus établies jouent un rôle essentiel pour asseoir l’authenticité de la marque et gagner la confiance des consommateurs.

    Les fondatrices de Drunk Elephant et It Cosmetics mettent ainsi en avant leur expérience personnelle comme raison d’être de la marque. En évoquant leur rapport personnel aux cosmétiques et en démontrant l’efficacité de leurs produits, elles instaurent un dialogue très intime avec les consommateurs.
     
  3. La relation aux influenceurs. Les marques « digital native » développent une relation forte avec les influenceurs, considérés comme un levier puissant d’acquisition de clients. Le choix de l’influenceur, des campagnes marketing et le suivi de la performance des ventes sont désormais des enjeux clés pour les marques. Le nombre d’influenceurs prolifère et le niveau d’engagement sur les réseaux sociaux varie d’autant. Le choix de l’influenceur est donc de plus en plus complexe pour une marque souhaitant construire une relation de confiance avec ses clients et ainsi asseoir sa notoriété dans le temps.

    Le recours aux influenceurs dépend de l’histoire de la marque et de la relation que le fondateur entretient avec les réseaux sociaux. Les marques qui tirent leur épingle du jeu travaillent souvent avec un large panel d’influenceurs (des micro influenceurs experts aux stars reconnues) qui dynamisent la notoriété de la marque et construisent son image dans le temps.
     
  4. La transparence sur les produits et les opérations. Les consommateurs étant de plus en plus sensibles à la composition des cosmétiques qu’ils utilisent, les marques, et notamment les « digital native », font preuve d’une grande transparence quant au type et à l’origine des composants utilisés, ainsi qu’aux procédés de fabrication. Ce faisant, elles rassurent les consommateurs sur la qualité des produits et leur authenticité, en totale cohérence avec le storytelling de leur marque.

    Drunk Elephant et It Cosmetics communiquent fortement sur la composition de leurs produits et leurs méthodes de fabrication. De même, ColourPop invitent ses influenceurs à communiquer librement sur son procédé de production.
     
  5. Flexibilité du cycle de lancement. Les marques doivent garder la même flexibilité dans leur cycle de mise sur le marché des produits à mesure qu’elles croissent, afin de s’adapter à l’évolution de la demande des clients. Cette agilité leur permet de commercialiser des produits plus vite que leurs concurrents et de lancer de nouveaux produits ou des collections capsules qui contribuent à garder leurs consommateurs en haleine.

    Kylie Cosmetics, par exemple, entretient l’intérêt et la curiosité des consommateurs en lançant des éditions limitées, avec des collections thématiques ou saisonnières. Le calendrier marketing de la marque est même rythmé par les évènements de sa vie personnelle (par ex. son anniversaire, la naissance de sa fille).
     
  6. Un modèle opérationnel « asset-light ». La plupart des marques « digital native » externalisent la conception et la production de leurs cosmétiques et achètent ainsi des produits finis avec un packaging brandé à l’effigie de la marque. Ce modèle opérationnel leur permet d’accélérer la commercialisation et de renouveler rapidement les offres de produits selon les dernières tendances, comme le fait la « fast-fashion » (surtout pour les marques de maquillage).

    Huda Beauty ne possède pas d’unité de développement ou de production propre mais collabore avec un panel de fournisseurs pour chacun de ses projets, sélectionnés selon leur expertise.

L’influenceur - un levier marketing puissant

La plupart des marques « digital native » investissent fortement dans le marketing auprès des influenceurs pour développer leur notoriété et augmenter le trafic sur leur site, en tandem avec les autres leviers du marketing digital (SEO, SEA…).

Parmi les 25 plus grands influenceurs mondiaux dans le domaine de la beauté, environ 70 % sont basés aux États-Unis et ont environ 300 millions de followers sur Instagram et YouTube. En Europe de l’Ouest, le nombre d’influenceurs dans la beauté était d’environ 15 000 en 2018, dont environ 1 000 avaient plus de 100 000 followers sur Instagram.1

Le niveau d’influence sur les réseaux sociaux se mesure par le niveau d’engagement dont bénéficie un blogueur, un Instagrameur ou une célébrité auprès de sa communauté de fans. Le nombre de followers seul ne permet pas de déterminer le niveau d’influence d’un individu car il faut tenir compte de l’impact et des réactions générées lorsqu’il publie un contenu, à la fois en termes de likes et de posts. C’est la raison pour laquelle les marques ont de plus en plus recours à des micro-influenceurs qui ont un fort engagement auprès leurs fans, en dépit d’un nombre de followers relativement plus faible que des influenceurs stars (cf. figure 2).

Au fur et à mesure de leur développement, les marques s’efforcent à construire le bon mix d’influenceurs et collaborent à la fois avec les macro-influenceurs (ceux qui ont plus d’1 million de followers) et des micro-influenceurs ou influenceurs en vogue, afin d’élargir leur notoriété sur les réseaux sociaux. Généralement, les macro-influenceurs contribuent au storytelling de la marque et permettent d’asseoir sa légitimité auprès du public alors que les micro-influenceurs aident à développer la notoriété de la marque et à susciter la confiance des consommateurs pour tester les produits (cf. figure 3).

Comme l’a souligné le directeur d’une agence d’influenceurs : « Communiquer l’authenticité de sa marque et de son univers est crucial pour construire une image durable sur Internet. Quand il ou elle a été bien choisi, l’influenceur devient un ambassadeur de poids, diffusant les bons messages et engageant une conversation avec et entre les consommateurs ». Il est donc clé pour une marque de choisir le(s) bon(s) influenceur(s) et d’être particulièrement attentif à son image publique et à son niveau d’engagement.

Macro-influenceurs et influenceurs star

Les macro-influenceurs et influenceurs star servent surtout à développer l’image de la marque à long terme. Ils deviennent les ambassadeurs de la marque sur les réseaux sociaux et s’appuient sur leur communauté de fans pour asseoir sa légitimité. Via ces partenariats, les marques visent à créer un environnement convivial pour inviter les consommateurs à dialoguer entre eux autour de la marque, créant ainsi un marketing peer-to-peer. Parmi les campagnes marketing types utilisant des macro-influenceurs et influenceurs star, on compte les créations de contenus (vidéos sur YouTube, billets de blog, etc.), des évènements organisés avec les fans et des campagnes publicitaires.

ColourPop a beaucoup investi dans les collaborations avec des influenceurs stars dans le domaine de la beauté comme Zoella (9,9 millions de followers sur Instagram) et Jenn Im (1,7 million de followers sur Instagram). Morphe a développé sa réputation grâce à des partenariats avec des influenceurs internationalement reconnus dans la beauté comme Jeffree Star (12,3 millions de followers sur Instagram) et Jaclyn Hill (6,2 millions de followers sur Instagram).

Issue de l’agence de création Milk Studio, Milk Makeup a collaboré avec des artistes célèbres comme le Wu Tang Clan ou encore Teyana Taylor pour développer sa notoriété auprès d’un large public qui s’intéresse aux cosmétiques mais aussi à la scène artistique et musicale.

En continuant à animer son blog au moment du lancement de sa marque, Huda Kattan a pu garder son statut d’influenceur et ses followers continuent à se sentir proches d’elle. Elle compte aujourd’hui parmi les 10 plus grands influenceurs mondiaux dans le secteur de la beauté.

Influenceurs flash

Généralement des stars montantes de la télé (notamment téléréalité), les influenceurs flash jouissent d’une notoriété rapidement acquise hors des réseaux sociaux. Ils n’ont pas commencé par être influenceur, aussi font ils davantage la promotion de marques via des publications sponsorisées que de la création de contenus en tant que telle. Cependant, ces influenceurs ont un plus faible engagement auprès des consommateurs qui ne les reconnaissent pas comme de véritables experts des cosmétiques. De plus, ils peuvent avoir un effet clivant auprès des consommateurs qui associent la marque à la propre image de l’influenceur.

Peu de marques de cosmétiques « digital native » collaborent avec des influenceurs flash, préférant s’associer à des influenceurs reconnus comme légitimes en matière de beauté par les consommateurs. Des influenceurs flash comme Amanda Stanton (1,2 million de followers sur Instagram) et Ashley Iaconetti (949 000 followers sur Instagram) collaborent généralement avec des marques de mode et de beauté comme FabFitFun et TRESemmé.

Kylie Jenner s’est faite connaitre avec une émission de téléréalité. Son succès sur Instagram (130 millions de followers) a fait d’elle une influenceur star. Elle était donc naturellement le meilleur influenceur pour sa propre marque de cosmétiques.

Les micro-influenceurs et influenceurs en vogue

Les micro-influenceurs et influenceurs en vogue créent beaucoup de contenus et ont un fort niveau d’engagement auprès de leur communauté de followers. Ils sont perçus comme des experts légitimes dans leur domaine (par ex. la beauté bio) et développent leur notoriété sur les réseaux sociaux en donnant leur opinion sur des produits testés (offerts par les marques). Les marques de cosmétiques collaborent généralement avec ce type d’influenceurs pour des campagnes bien ciblées, comme des tests de nouveaux produits (offerts ou sponsorisés), ou des opérations promotionnelles.

Les micro-influenceurs développent aussi leur réputation en développant du contenu ou en publiant régulièrement sur les pages Instagram des marques qu’ils suivent. Ce type de marketing est très bénéfique pour les marques, car cela leur permet de mieux cerner le comportement et les attentes des consommateurs ainsi que leur opinion sur les produits. Elles peuvent aussi bénéficier de contenus générés gratuitement par les clientes qui ont utilisé leurs produits. L’opinion d’une cliente « ordinaire » inspire en effet davantage confiance aux autres consommatrices, ce qui permet aux marques d’améliorer leur taux de conversion et d’engagement.

Glossier et Drunk Elephant font beaucoup appel à des campagnes de contenus générés par leurs propres clientes. Ces marques publient les posts et photos de clientes qui ont testé leurs produits sur leur page Instagram et transforment ainsi leurs clientes en micro-influenceurs, sans engager de frais marketing. It Cosmetics collabore avec un ensemble de micro-influenceurs et influenceurs en vogue comme Emily Ghougassian (33 100 followers) qui mettent surtout en avant l’efficacité d’un produit (par ex. photos avant-après). Ce contenu est alors re-posté sur la page Instagram de la marque, ce qui renforce son slogan: « Real Beauty. Real Results! »

Conclusion

Le marketing digital a réduit voire éliminé les barrières à l’entrée sur le marché des cosmétiques, ce qui a donné naissance à ces modèles purement digitaux bouleversant ainsi un secteur qui a longtemps été la chasse gardée de grands groupes internationaux. Les marques de cosmétiques n’ont plus besoin d’investissements lourds pour se développer. En effet, une campagne marketing sur les réseaux sociaux est moins onéreuse que sur les médias traditionnels, et permet de créer une communication authentique et de proximité avec les consommateurs. De plus, le développement et la fabrication des cosmétiques s’externalisent facilement et la commercialisation ne nécessite plus de points de vente physiques. Cette flexibilité offre aux marque la possibilité de proposer des produits innovants, attrayants, avec une expérience d’achat différenciée, à un coût abordable.

Pour autant, s’il est facile de se lancer, le succès n’est pas garanti sur ce secteur très disputé des cosmétiques. La qualité de l’image de marque et la fidélité des consommateurs sont d’importants facteurs clés de succès. Le marketing d’influence rend la réputation de la marque plus fragile, ainsi  dépendante de personnes extérieures et de leur propre image auprès du public. Avec la prolifération des influenceurs et des collaborations avec les marques, les consommateurs se méfient de plus en plus des contenus sponsorisés sur les réseaux sociaux et peuvent même se détourner d’une marque s’ils perçoivent un manque de transparence. La communication sur les réseaux sociaux est fondée sur un principe de confiance et plus l’authenticité est forte, plus la marque assure sa pérennité.

La pression concurrentielle est forte et les marques sont contraintes de développer des canaux de distribution directe, avec une stratégie marketing systématique et réfléchie. Comme peut l’attester Kylie Jenner, devenue la plus jeune milliardaire moins de cinq ans après avoir lancé sa propre marque de cosmétiques, les gains en cas de succès peuvent être considérables.

1Sources : analyse et recherche de L.E.K., Lefty, Izea, Forbes